J’ai eu la chance et le grand plaisir de collaborer pendant de longues années avec le Groupe Chronos, créé en 1993 et dirigé jusqu’en 2015 par le sociologue Bruno Marzloff, illustre chercheur, auteur et consultant dans les domaines des mobilités et de la transformation du travail.
Avec Bruno et ses collègues, dont je tiens à citer notamment Laurence Sellincourt, Léa Marzloff et Julie Rieg, nous avons développé de nombreuses initiatives et entretenu des longues et passionnantes conversations dont cet article-interview que je publie ici, qui avait été posté en 2009 sur le site du Groupe Chronos (aujourd’hui conflué dans le cabinet Auxilia, entreprise associative partie du Groupe SOS, dirigé par Bertil de Fos).
Le focus du Groupe Chronos étant notamment la mobilité, ce texte est centré sur les enjeux du design d’information dans ce secteur particulier. Pourtant, sont posés ici ce que je considère comme les principes fondamentaux du design d’information en tant que discipline.
Pour reprendre le propos en clôture de ce texte : “Ces principes ne varient pas, quel que soit le domaine auquel on s’intéresse : quand on est dans la finance, l’information est une différence entre une valeur et une autre. Tout l’enjeu lorsqu’on travaille autour du design de l’information, c’est de comprendre comment on met en scène une différence pour qu’elle soit perçue comme pertinente par la personne qui doit l’utiliser”.
L’information, un mode de transport à part entière
« La complexité de la mobilité dépasse le seuil de nos capacités d’intégration cognitive. [Dès lors] l’information d’un réseau, ce n’est plus un mode d’emploi du réseau, c’est un mode de transport à part entière. Du coup, l’information doit être universelle et compréhensible pour être accessible, donc qualitative ».
Giuseppe Attoma Pepe tient ces propos dans une brève vidéo de la série « 27e région« . La lecture que fait le designer de services du traitement de l’information est brutale : l’autorité n’a pas pris la mesure des transformations de posture des usagers face à l’organisation de leur mobilité. La complexité urbaine devient telle qu’elle appelle une transformation radicale de l’information.
Face à un chaos informationnel en ville, les individus apprennent à développer leur propre stratégie et ont besoin de s’approprier les données qu’ils utilisent. Le directeur de l’agence Attoma postule que nous ne résoudrons pas la complexité en une information homogène et unique et qu’il faut trouver un nouvel équilibre entre de l’information individualisée et de l’information collectivement compréhensible, l’information « standard ». En un mot, il s’agit de donner les moyens aux usagers de s’autonomiser face au « bordel urbain ». C’est en effet la même expression qui revient dans les propos de Fabien Girardin lorsqu’il milite, lui aussi, pour une nouvelle syntaxe de la ville.
Informer, c’est donner l’accès à la complexité
Regardez Paris ! – mais le constat se vérifie presque partout – il faut se rendre à l’évidence, les ressources de la ville sont « bordéliques » : l’information n’est pas toujours là où il faudrait et au moment où on en a besoin, et quand il y en a, elle est majoritairement erratique et ambiguë, voire contradictoire. Il n’y a pas de règle cohérente et constante dans l’ensemble de la ville. Il y a des choses qui fonctionnent à un moment donné mais sans généralisation, comme la voie du bus qui tantôt est cyclable et tantôt ne l’est pas. On est dans le contre-intuitif : l’usager est dérouté, en quelque sorte pris au piège du point de vue cognitif, et de par là même, exposé à un certain degré de risque. La Mairie de Paris avait lancé un appel d’offres sur la conception et l’expérimentation d’un système de lisibilité du réseau cyclable à Paris. Bonne démarche, mais on a eu le sentiment que sa vision des choses reste événementielle, dans l’esprit de Paris Plage. On dirait qu’ils ne sont pas encore dans une logique d’usage, pérenne et structurante, mais dans une logique de communication et de visibilité. On n’est pas dans la construction d’un système de clarté et de responsabilité, basé sur une relation donnant-donnant. Tu veux utiliser le vélo en ville ? Tu le fais à tes risques et périls, et à ta charge de développer tes propres stratégies, qui resteront heuristiques, subjectives et individuelles.
Dans nos réflexions à l’agence nous travaillons sur une hypothèse extrémiste, basée sur le paradigme que la complexité a désormais dépassé un seuil de résolution et qu’on ne reviendra jamais à un état naturellement viable, dans lequel les systèmes restaient à la portée de nos capacités cognitives élémentaires. Ainsi, la question qui se pose est : « Comment vit-on à partir du moment où toute perception de simplicité est révolue, où la continuité n’existe pas ? ». Celle-ci nous semble être la vraie question de fond, car toutes les études d’usages que nous menons dans le cadre de nos projets, nous apprennent que, désormais, cette complexité de la mobilité dépasse le seuil de nos capacités d’intégration cognitive. On est de moins en moins en mesure de la traiter de façon efficace et satisfaisante.
Informer, c’est s’adapter au “langage” de chacun
Nous avons tous tendance à construire mentalement des cartes des territoires dans lequel nous nous déplaçons ; en effet, nous faisons cela sans cesse. Ces cartes sont parfois, voire très souvent, fausses par rapport à la réalité géographique, mais elles sont fonctionnelles à notre besoin à un moment donné, et elles ont en ce sens leur degré d’efficacité. Nous créons nos cartes à partir de nos connaissances, de nos modèles cognitifs et de nos modèles culturels, et c’est très drôle dans certaines expériences que nous avons menées, d’en superposer un certain nombre et d’observer autant de différences de “langage” dans l’appréhension et la représentation d’un même territoire.
Le problème est de comprendre comment résoudre ce babel. La métaphore de Babel me semble pertinente : chacun parle un langage différent et a une cartographie singulière de la ville. Et cela est rendu encore plus complexe par l’infrastructure immatérielle objectivement existante : par exemple, les outils de navigation proposés aux usagers présentent des interfaces différentes ; chaque univers dispose de sa propre tarification, etc. Quels instruments donne-t-on à l’usager – ou pas – de traiter cette problématique-là ?
Chez Attoma, nous développons actuellement une réflexion méthodologique avec une chercheuse en psychologie cognitive, qui vient du monde de la réhabilitation motrice et qui a longuement observé des patients engagés dans un parcours de réhabilitation. Derrière cela l’idée est que la complexité imposée nous pousse au-delà de nos capacités de traitement cognitif et nous met dans une situation constante de “réhabilitation”, obligés de développer des stratégies individuelles d’adaptation et de contournement. A partir de cette hypothèse de travail, nous développons des protocoles d’observation d’usage qui nous permettent d’observer les erreurs au niveau des rattachements pour identifier les nœuds, et comprendre comment constituer des micro-solutions, des micro-clefs de traduction.
Un modèle “homogène” d’information est-il encore envisageable ?
L’enjeu de l’information aujourd’hui oscille entre deux formulations : Adapter l’information à chaque individu et Chercher une information homogène que tout le monde est capable de comprendre. Imaginons un curseur entre ces deux pôles. En fait, il se positionne en fonction du système, des contextes locaux, des technologies, des modèles économiques, ainsi que des enjeux politiques et réglementaires. Aujourd’hui, c’est prioritairement dans l’aspect technique qu’on cherche une information homogène. Mais l’information va multiplier ses formes, aussi bien immatérielles que matérielles. On va apprendre à négocier avec des objets qui ne se ressemblent pas, avec des syntaxes différentes – et en fait, c’est déjà ce qui se passe. Il reste à comprendre où se situe le curseur pour qu’une information soit comprise par le plus grand nombre. C’est encore une histoire de langue : à partir de quand ne la reconnaît-on plus ? Une couche s’ajoute encore à la complexité : quand on fait évoluer une langue, elle devient autre.
Quand la signalétique routière a été créée aux Etats-Unis, au moment du développement des highways, un organisme unique avait établi des règles communes pour tous les états. Ces mêmes principes ont été progressivement appliqués, de façon relativement stable, partout dans le monde, et finalement, on observe une relative cohérence de ce système. Imaginons en revanche un univers dans lequel cela n’aurait pas marché, et chaque département, chaque région, chaque état, aurait sa propre signalétique routière. C’est un peu ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine de l’information multimodale. Ce sont des univers fragmentés qui peut-être partagent des formats de données et des protocoles informatiques identiques, mais les processus et les enjeux de chacun font que, au final, tout ne se ressemble pas. Car le problème, pour l’usager, ce n’est certainement pas le format informatique de la donnée, mais la structure logique et l’aspect visible de l’information qui lui sont présentés.
Du coup, on peut s’interroger sur la pertinence et sur les chances de succès d’une ambition normalisatrice globale, et sans doute il faut accepter qu’on n’aura jamais un macro-système réellement homogène, qui parle une seule langue et d’une seule voix. Cette ambition n’est peut-être qu’une croyance héritée d’un paradigme positiviste désormais dépassé.
Informer, c’est adapter le langage aux configurations
Même si certains individus parviennent à jouer de toutes les syntaxes d’informations disponibles, comme de “nouveaux polyglottes”, une majorité d’entre eux ne sortiront peut-être jamais de leur propre langue et même de leur “dialecte”.
Cela n’est pas un problème, si on reste à une échelle locale et à des pratiques routinières, aussi bien en termes de modèles de mobilité que de périmètre géographique. Mais au fur et à mesure qu’on s’éloigne de ce cœur vernaculaire, l’universel s’impose progressivement.
Le voyageur qui ne prend l’avion que de façon exceptionnelle, a besoin de trouver à l’aéroport une échelle d’information qui lui semblerait complètement démesurée et incongrue dans son quotidien.
Par rapport aux projets que nous menons à l’agence, on se pose régulièrement des questions sur ce thème-là. Par exemple, on fait beaucoup de projets de systèmes d’information embarqués dans les véhicules sur écran, notamment pour des réseaux de bus. On pourrait penser que c’est toujours la même chose. Eh bien non ! Effectivement, on se demande toujours quel est le prochain arrêt, etc. Il y a certes toujours une syntaxe commune qui relève du thème du voyage, du trajet. Mais, en réalité, pour un réseau avec beaucoup de trajets périurbains, c’est tout à fait différent d’un réseau de lignes à haut niveau de services en ville. La scénarisation de l’information n’est pas du tout la même, comme nous l’avons constaté en développant ce type de projets pour des villes comme Paris, Évry, Dijon, Lille, Rennes, Bruxelles… Dans le cadre d’un projet de définition d’information embarqué que nous avons réalisé pour les nouveaux trains de banlieue de la SNCF, on a constaté que chaque configuration locale peut être potentiellement différente – d’où la difficulté de concevoir une syntaxe suffisamment articulée et riche pour accueillir les différences dans un cadre de cohérence et de prédictibilité reconnaissable par l’usager.
Informer, c’est communiquer une différence
Il y a information quand il y a quelque chose de l’ordre de la différence. Par exemple, dans un déplacement, il y a un premier lieu comme point d’origine et un second lieu en point de destination. Entre ces lieux quelque chose varie : c’est le temps, c’est l’espace. Il y a une différence. Ces principes ne varient pas, quel que soit le domaine auquel on s’intéresse : quand on est dans la finance, l’information est une différence entre une valeur et une autre. Tout l’enjeu lorsqu’on travaille autour du design de l’information, c’est de comprendre comment on met en scène une différence pour qu’elle soit perçue comme pertinente par la personne qui doit l’utiliser.