« Graphistes, typographes, designers, illustrateurs, photographes, ou tout autre faiseurs d’images. Vous qui avez rempli les pages de nos 272 numéros ; vous qui nous avez étonné et transmis la passion de vos métiers ; vous qui nous avez lu et soutenu : Merci. »
Ce sont les mots avec lesquels Caroline Bouige, rédactrice en chef, annonçait le 3 août 2023 la cessation du magazine Étapes, référence incontournable de la culture graphique en France et dans le monde francophone. Créé en 1994 par Michel Chanaud et Patrick Morin, Étapes avait acquis dans le temps une véritable légitimité dans le défrichage des tendances et la découverte de nouveaux talents. Le déclin du modèle du magazine papier a coïncidé avec un certain déclassement de la culture graphique en France, et les deux facteurs ensemble ont fini par condamner un projet éditorial de très grande qualité, qui a œuvré pendant presque 30 ans à la promotion du design graphique et plus en général, à la culture de l’image dans toutes ses formes.
En 2017, Clara Debailly et Caroline Bouige interviewent Giuseppe Attoma Pepe dans un article intitulé L’information comme service, à l’occasion des 20 ans de l’agence Attoma (n° 237, 5 mai 2017). Cette interview, dont nous publions un large extrait ci-dessous, présente la vision de la relation entre graphisme, design de l’information et UX design, portée par Giuseppe au sein de l’agence.
Clara Debailly et Caroline Bouige : Pourquoi et comment vous êtes-vous spécialisé dans le design de service ?
Giuseppe Attoma Pepe : J’ai commencé en tant que directeur artistique à Milan, mais très rapidement je me suis intéressé au design d‘information. Quand l’information elle-même est devenue interactive, je me suis interrogé sur l’architecture de l’information, c’est-à-dire la manière de mettre en plusieurs dimensions et en navigation ces questions d‘interaction. En parallèle, l’information est également devenue un service. Avec Attoma, nous défendons une approche systémique, globale, qui s’intéresse à l’organisation, à l’utilisabilité d’un service à travers différents points de contact. Nous traitons aussi bien des projets liés au numérique qu’à l’espace, au document papier ou à la relation client. Le design de service est une façon de concevoir des interfaces, au sens large, entre les organisations et leurs clients.
CD & CB : Avec quelles problématiques vos clients viennent-ils vous voir?
GAP : L’exemple type, c’est lorsque la RATP est venue nous demander de designer l’interface de la borne Navigo : ils introduisent une nouvelle plateforme de paiement, avec une carte de transport sans contact, et un écran tactile dans le réseau, et en parallèle, ils ferment les guichets de vente. Tout cela est lié au service, à l’utilisabilité et à la marque. Cette interface doit raconter l’univers de la RATP. Tout ce que je viens d’évoquer est du design graphique, puisque tout cela doit être représenté visuellement. Il doit y avoir une qualité formelle, des enjeux de hiérarchie, tout ce qui participe des fondements du design graphique.
CD & CB : Le fait d’avoir comme clients des structures industrielles ou de service de grande échelle vous permet-il d’innover, de prendre des risques dans vos choix graphiques, ou privilégiez-vous plutôt des lignes graphiques auxquelles les utilisateurs sont déjà habitués?
GAP : En France, il y a une curieuse opposition entre le fonctionnel et le beau. Il y a des préjugés très tenaces vis-à-vis de ce qui concerne le business. Dans les écoles, on forme plus volontiers des designers d’affiches de théâtre plutôt que des designers de documents fonctionnels. En Allemagne, en Angleterre, aux Pays-Bas, le moindre packaging, relevé de compte bancaire, formulaire administratif est pensé. En France, il y a encore cette approche liée à la culture de la création, il faut que les choses évoluent. Pour répondre à votre question, je pense que pouvoir introduire des innovations dans le langage graphique dans des contextes contraints est une question de volonté et d‘intelligence. Jamais un client ne vous dira “ Je trouve cette forme extravagante ”, si elle a du sens. Le problème est de savoir utiliser le vocabulaire du design graphique pour faire des choses sensées. A partir du moment où c’est le cas, les gens adhèrent.
Il y a quelque chose de l’ordre de la disparition du graphisme dans l’interaction.
CD & CB: Mais le besoin de fonctionnalité, d’immédiateté que requiert le design l’interaction n’empêche-t-il pas de faire des choix radicaux, comme on pourrait le faire pour une affiche de théâtre?
GAP : Oui, mais ce sont des objets aux fonctions différentes. Donc je ne dois pas créer la même émotion et le même engagement. Le design, ce n’est pas de l’art. C’est vrai qu’il y a quelque chose de l’ordre de la disparition du graphisme dans l’interaction. Il faut créer une convergence des patterns d’interaction. Imaginons que vous deviez concevoir un moteur de recherche, vous n’allez pas réinventer le champ de saisie, idem pour un panier d’achat sur un site web. Vous allez reprendre des patterns qui existent, parce que c’est un langage qui a du sens, que les gens ont appris, c’est leur référentiel.
Un bon designer saura manipuler ce vocabulaire et rendre l’interface efficace, fonctionnelle et satisfaisante. Cela n’empêche pas d’introduire de l’innovation, des saillances. Mais, effectivement, le vocabulaire de base peut sembler plus modeste, on revient à l’essentiel. Le flat design, par exemple, est un langage élémentaire, mais qui par là même peut être intéressant et subtil, Le design d‘interaction est un design de parcours, un langage presque cinématographique et non statique.
La notion d’expérience dépasse la question du signe, elle combine l’ensemble des objets sémantiques.
CD & CB: Quel est votre point de vue sur le flat design? Pensez-vous que c’est une solution qui a réponse à tout?
GAP : Il y a un peu de ça. Quand le premier iPhone est arrivé sur le marché, Apple a adopté un vocabulaire graphique skeuomorphe, qui simule les formes et les matières de façon hyperréaliste. C’était très malin, parce qu’il fallait que l’utilisateur retrouve une continuité de sens, qu’il puisse reconnaître les choses et savoir à quoi elles servent. Après, lorsque le responsive design est arrivé, il a fallu concevoir des formes élastiques, qui pouvaient s’adapter à tous les supports. Ce qui a poussé les designers à travailler sur des objets vectoriels plutôt que sur de l’image. Parallèlement, cette question de l’apprentissage et de la reconnaissance des formes est devenue obsolète, puisque c’était un langage acquis. On s’est donc dirigés vers une simplification des signes et des formes, qui a donné naissance au flat design. La tendance émergente, c’est le retour du texte. Après une déferlante de pictogrammes, on revalorise aujourd’hui le mot, au détriment du signe. La notion d’expérience dépasse la question du signe, elle combine l’ensemble des objets sémantiques. C’est pour cela que la conception inclut toutes ces dimensions, et intègre la complexité dans le projet. Mais les écoles ne sont pas encore tout à fait à jour là-dessus.
CD & CB: Justement, d’où viennent les UX designers qui travaillent avec vous? Quels sont leurs parcours?
GAP : Il y a eu plusieurs générations. Certains sont venus de l’ENSCI, d’autres de Strate, certains ont des formations d’ingénieur. Il y a également beaucoup de profils issus des sciences humaines et sociales, car nous avons un pôle d’études assez développé.
CD & CB: Qu’est-ce qui fait un bon UX designer selon vous?
GAP : Cela peut vous paraître choquant, mais selon moi, un bon UX designer n’a pas nécessairement de compétences en graphisme. Cela dit, chez Attoma, la plupart des gens qui font de l’UX ont quand même un parcours qui leur permet de faire du graphisme. Ce qui fait un bon UX designer, c’est sa compréhension des usages, sa capacité à se projeter et à envisager une cinématique par rapport à un besoin. On est plus proche du storytelling que de l’objet. On pourrait dire que c’est du design de narration.
CD & CB: A quel moment du projet intervient-il? Comment travaille-t-il avec les graphistes?
GAP : Chez nous, on travaille avec les UX designers aussi rapidement que possible, lors d’ateliers d’écoconception, où ils collaborent activement avec les clients et des experts, selon les projets. On réalise une première esquisse d’écrans clés, de situations. Pendant cette phase, il n’y a pas nécessairement d‘implication de graphistes. Lorsqu’on est sur la bonne voie, on réalise des maquettes cliquables, pour se faire une idée du parcours. Il faut rapidement donner un aspect assez réaliste, abouti, pour pouvoir se projeter, Nous sommes particulièrement attentifs au fonctionnal branding, qui permet de comprendre que l’expérience est liée à une marque donnée. Il faut donc repérer les fondamentaux et le vocabulaire du client, et trouver un moyen de les interpréter de manière juste à travers l’expérience.
Le travail du designer ce n’est plus l’objet, la forme, le signe, mais la relation..
CD & CB: Est-ce qu’il y a des solutions graphiques reconnues pour être plus efficaces, plus simples, notamment au regard des nouvelles interfaces?
GAP : Oui, tout à fait. En typographie, par exemple, il y a des constantes. Si on prend le cas d’une signalétique, ce sera toujours une typographie avec un œil bien ouvert pour la lisibilité, qui ne chasse pas trop, avec un interlignage optimisé. Les contraintes de perception et ‘usage influencent nos choix graphiques. Est-ce que c’est limitant? Non. Le spectre des possibles reste immense, parce que ces signes sont associés à des comportements techniques dans les interfaces. Il en résulte une multiplicité de combinaisons. D’où l’importance de réaliser au plus vite une maquette cliquable. Cela n’aurait aucun sens de montrer à nos clients une maquette statique, parce que ce n’est pas ça qui crée l’expérience. Je n’ai jamais eu l’impression d’être limité dans nos possibilités. Mais je dois dire qu’on est pas reconnus pour notre côté « waouh » en graphisme (rires).
CD & CB: Justement, y a-t-il des projets qui laissent plus de place à des incursions plus poétiques, esthétiques?
GAP : Le côté séduisant existe toujours. Avec le temps, notre intérêt s’est développé pour les problématiques d’usage dans l’industrie et dans la mobilité – plutôt que vers les industries telles que le luxe ou la culture –, parce que c’est là qu’il y a des choses à faire aujourd’hui. On injecte l’aspect esthétique, séducteur, dans la qualité de l’expérience, l’émotion qu’elle suscite, il y a un vrai travail sur le sensible. On dépasse le fonctionnel pur, notamment dans les domaines de la mobilité où il faut séduire l’usager. Les questions de mobilité sont vraiment des questions passionnantes. Depuis quelques années, je suis responsable de la Commission Design pour l‘Union internationale des transports publics (UITP), basée à Bruxelles, et nous organisons des formations sur le design d’information, ce qui nous permet de voir l’évolution des projets de design dans ce domaine partout dans le monde. La mobilité, c’est un nouveau territoire de culture à mon sens.
CD & CB: Selon vous, quels sont les enjeux de l’UX design pour les années à venir ?
GAP : La disparition des interfaces, due à l’intelligence dans les objets créés et qui conduit à une simplification du langage. Le sujet demain, ce ne sera plus l’écran, mais le service lui-même. D’autre part, on va vers une automatisation de la conception. Les designers vont être de plus en plus amenés à concevoir des générateurs de prototypages, de maquettes, à proposer des solutions déjà faites. On le voit déjà avec les templates WordPress par exemple, qui marchent très bien auprès des utilisateurs. Le travail du designer, selon moi, ce n’est plus l’objet, la forme, le signe, mais la relation.